Groupe Frères et Sœurs de l’association JPV

Réflexion d'une psychothérapeute sur le deuil des frères et sœurs.

Le journal vit une première car, Pascale et moi, nous voulions ouvrir nos pages à un professionnel de l’écoute pour apporter des pistes de réflexions.

Nous avons eu la chance de trouver sur notre chemin Danielle COLAS-IDELMAN. Elle a été infirmière, formatrice dans les établissements de soins et son parcours l’a amené à côtoyer une association de Grenoble, "Locomotive", qui accompagnent les familles lors d’une longue maladie.
Les parents, qui ont perdu un enfant, ont demandé des rencontres pour que les frères et sœurs restants puissent exprimer leur douleur.  C’est ainsi que Danielle Colas-Idelman a accompagné, avec d’autres intervenants, lors de plusieurs week-ends, des enfants de 4 à 17 ans, vivants le deuil d’un frère ou d’une sœur partis par maladie ou accident.

Cet accompagnement se fait au sein d'une association grenobloise, qui s’appelle LOCOMOTIVE et qui a pour but l’accompagnement des familles lors d’une longue maladie a organisé des rencontres pour des enfants et adolescents qui ont perdu un frère ou une sœur. Ces rencontres ont donnés lieu à un film "Le Mandala" et à un livre "Vivre et grandir sans toi". Les supports, qui nous aident dans notre deuil spécifique, sont loin d’être nombreux, ils n’en existent quasiment pas. Voir page "Documents".

Riche de cette expérience, Danielle Colas-Idelman nous livrera ses réflexions avec quatre articles. Le premier thème, qu’elle aborde dans ce journal est l’absence. C’est bien ce par quoi commence notre deuil.
Les prochains thèmes porteront sur la particularité du deuil dans la fratrie, les liens parents-enfants dans le deuil et arriver à vivre avec ce deuil. 

Merci à elle de donner de son temps bénévolement pour nous éclairer.

Vos témoignages et vos réactions suscités par cet article sont les bienvenus.  

Bonne lecture à tous .
                
Nathalie.


Premier article : l'absence.

Si vous avec vécu la perte de quelqu’un, avez-vous remarqué que, pendant un temps, vos pensées reviennent souvent vers cette personne, images du passé, questions du présent ?
Vous avez peut-être éprouvé le besoin de regarder des photos, voire d’en mettre en évidence, de faire des rituels. Quand l’absence et le manque sont insupportables, il peut arriver que l’émotion, la pensée, les comportements soient totalement envahis par "l’absence". Il en découle que le défunt occupe plus de place dans la vie de l’entourage que de son vivant. C’est un long chemin "qu'apprivoiser l’absence". (1)

Cela s’appelle élaborer le deuil. Élaborer, c’est produire par un long travail. On parle du "travail de deuil" comme on dit d’une femme qu’elle est "en travail" en salle d’accouchement.
Le deuil n’est pas une pathologie. Ce qui est pathologique, c’est de ne pas faire le deuil d’une séparation, d’une perte. Les deuils non élaborés, à plus forte raison les deuils liés à des causes de décès restées cachées ou secrètes, sont des mémoires psychiques inconscientes qui sont transmissibles sur plusieurs générations. C’est un processus, avec des étapes, des retours en arrière, des recommencements alors qu’on s’en croyait sorti…
Le deuil est un passage douloureux, inévitable, marqué par la confusion, la douleur, une remise en question de notre vision du monde et de l’existence, avec les grandes questions "Pourquoi ?’", "qui suis-je ? ", "Que vais-je devenir ? "…
Comme nous habitons un corps, c’est tout l’effort d’adaptation de celui-ci à une situation nouvelle. Toute notre biologie est en mouvement à l’appel de notre système neuroendocrinien, elle participe au métabolisme de la souffrance. Cela prend du temps, comme tout effort de guérison. Une large cicatrice restera, toujours sensible, se faisant sentir à tout rappel de l’épreuve ou date anniversaire.
Le défi du deuil est de passer de "ce qui a été" à "ce qui n’est plus", d’accepter le "plus jamais", de continuer à vivre "sans" lui/elle, et parvenir peut-être à considérer cette perte "non plus comme un malheur, mais comme une force".(2)

Chacun est dans une histoire, une famille différentes, à un âge différent, les causes de décès sont différentes et chacun va s’adapter à sa manière.
Ma première rencontre avec des frères et sœurs endeuillés révéla la solitude et l’isolement dans lequel la plupart d’entre eux, enfants ou adolescents, vivait ce deuil, à l’école comme à la maison, et l’indigence de l’entourage social pour relayer les mamans et les papas accablés et manquant d’aide eux-même.   
La solitude est un choix, celui de passer du temps seul. Ces temps de solitude nous permettent de nous ressourcer, de nous connaître mieux. Dans le trajet de la vie, de la naissance à la mort, nous sommes totalement seuls, comme l’arbre dans la forêt, bien que les branches s’entrecroisent avec d’autres arbres ; de ses racines à son faîte, il est seul à pousser ses branches. 
C’est ce que nous ressentons dans l’épreuve : la solitude de ce qui n’est pas communicable, quelquefois indicible, voire impensé. "Affronter sa solitude, revient à aborder sa peur, surtout la peur de mourir, et à mesurer sa propre puissance. (…) Savoir accueillir la solitude comme une amie rend plus fort et plus libre face aux épreuves et devant la mort, ce qui ne veut pas dire moins sensible. (…) La solitude n’a rien de triste, mais elle a la gravité de l’amour, de la beauté, des choses essentielles".(3) 
L’isolement est la situation d’être séparé des autres, de ne plus être en contact, quand une distance est imposée par l ‘environnement. C’est exceptionnellement un choix, presque toujours une contrainte.
Les endeuillés se retrouvent "isolés", la famille et les amis ne sachant pas quoi dire, quoi faire, se réfugiant dans le silence, ou bien par peur de la mort et de la souffrance, évitant la rencontre. Des personnes se sentent exclues, voire rejetées. "Être malheureux, c’est comme avoir la peste ! "
L’isolement est une souffrance qui s’ajoute à la souffrance. "L’isolement est un facteur agressif" 4, un stress qui provient d’un changement de l’environnement social : la perte d’un membre du groupe familial dans ce cas. Il entraîne des modifications métaboliques et comportementales.

Sortir de l’isolement et rencontrer des personnes vivant la même épreuve, c’est "normaliser" la situation (Ah, d’autres personnes ressentent les mêmes choses que moi, alors je ne suis pas seul !) et le partage du vécu avec ses similitudes et ses différences, le fait d’être reconnu par d’autres, de voir comment d’autres s’y prennent, va aider considérablement à se remettre à vivre en sortant de l’état de "survie".  
Lorsque le décès d’un proche est annoncé, il peut arriver que la nouvelle ait un impact si violent que notre cerveau ne pourra pas accepter l’information d’emblée, entraînant un effet de choc avec sidération ; cela dépend de la nouvelle, de la façon dont elle est annoncée, de la cause du décès, de la personne qui la reçoit, du contexte…etc. Cela est assez rare, mais peut survenir. La personne alors ne comprend pas, ou comprend par flashs, elle est dissociée de son ressenti émotionnel, la pensée se fige.
Les "ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible" alternent avec "c’est horrible". Cet état peut durer de quelques minutes… à des mois. Ces instants resteront gravés en elle longtemps.  
La période de confusion qui s’ensuit est accompagnée de bouleversements émotionnels, de questions et de tentatives pour comprendre.  
       
Danielle Colas-Idelman.

- 1 : "Apprivoiser l’absence" - Annick ERNOUL - Fayard.
- 2 : Parole d’une sœur endeuillée dans le film "Le Mandala"
- 3 : "L’esprit de solitude" - Jacqueline KELEN - La Renaissance du Livre.
- 4 : "L’inhibition de l’action" - Henri LABORIT - Masson.


Réactions des lecteurs.
 
Certaines personnes ont réagi suite à cet article de Danielle Colas-Idelman abordant l’absence. Merci à eux de l’avoir fait. N’hésitez pas à le faire pour le suivant.

  • "Je trouve le dernier journal très bien, et je me retrouve tout à fait dans l’article." 
    Myriam (message laissé sur notre Forum Internet.)
  • Denis de Montpellier a souhaité réagir à cet article en envoyant au journal le texte qu’il a prononcé aux obsèques de son frère, qui s’est suicidé. Cela résume sa façon de vivre l’absence :
    "DROLE DE TOUR !"
     
    "Nous te connaissons coquin, taquin, piquant dans tes propos quand tu le voulais.
    Mais là, tu nous as fait une sale blague nous plongeant dans l’obscurité de la nuit la plus profonde. Quelle image garderons-nous de notre cher disparu ? Un jeune homme vigoureux, plein d’allant, au regard clair et illuminé par une force de caractère. Un jeune homme connaissant une réussite matérielle ascendante, pressé sans doute de débuter sa vie privée. 
    Que n’as-tu laissé le temps au temps frangin pour arriver à vaincre ce fonds de timidité et cette dose d’introversion qui te paralysaient dans le domaine de l’intime ? Savais-tu que nous nous ressemblions sur ce point et que nous partagions le même mal ?
    Ton départ prématuré et brutal nous rappelle que le sens de la vie est cette double aspiration légitime du don et du besoin d’amour qui habite tout être humain. Cet amour qui se fonde sur une parole libre et confiante, ne relevant parfois que du magistère du verbe comme entre frère et sœur par exemple. Ce que nous avions remplacé par une complicité instinctive. Si nous devions tous, nous souvenir que d’une partie de ton corps, ce serait ces deux battoirs qui te servaient de mains , dotés faut-il le croire d’une intelligence propre qui faisait de toi un magicien de la bricole, avec un souci du travail bien fait. Tes proches connaissent et savent que tes réalisations poursuivront l’hommage que nous te rendons ce jour.Pour conclure, entend cette citation : "Si à ta naissance tu es le seul qui pleure quand les autres rient, tâche de mener ta vie pour qu’à ta mort tout le monde pleure et que tu sois le seul à sourire. (Confucius)."  


Second article : En quoi le deuil d’une sœur ou d’un frère est-il particulier ? 

La langue française n’a pas de mot pour cette perte. Des parents endeuillés ont adopté l’expression orphelin(e) de fils ou de fille. Le mot veuf/veuve vient du latin "vidus" au sens de vide, privé de. Le sentiment de privation est souvent exprimé dans le deuil d’un frère ou d’une sœur, certains disent même se sentir amputés d’une partie d’eux-mêmes par ce décès. Les mots restent à trouver !
Les termes de frère, sœur n’entendent pas seulement d’être de même sang ; cela se dit aussi de personnes qui partagent des liens étroits par rapport à une personne ou un événement : on parle de frère de lait, de frère d’armes… Dans certains ordres religieux et la franc-maçonnerie, les membres s’appellent mon frère ou ma sœur.   Ce que l’on nomme fratrie est différent selon les familles, les cultures. Il faut être deux au moins pour composer une fratrie ; ce sont les enfants des mêmes père et mère, ou de famille recomposée : on parle alors de quasi-frère ou sœur. Dans un cas comme dans l’autre, faut-il qu’il y ait des liens affectifs entre les parents, et entre parents et enfants pour que des liens fraternels se tissent entre les enfants.   Chaque perte, chaque séparation, entraîne des deuils différents puisque les pertes et les séparations sont particulières et chaque personne singulière manifestant de manière différentes à des moments différents.
 
Une fratrie se construit dans l’ambivalence amour/haine : les conflits, la rivalité, la compétition, la jalousie sont présentes et structurantes. La comparaison entre ce que j’obtiens de ma mère ou mon père et ce qu’obtient ma sœur ou mon frère est constante : l’amour, le nombre de câlins, l’importance des cadeaux, l’argent de poche, les permissions de sortie, etc ; la comptabilité est tenue, et il semble que l’autre ait toujours plus. Mais quand il s’agit d’affronter un problème, un danger ou une attaque, la ressource de la fratrie est de faire corps, la plupart du temps il va y avoir entraide, protection réciproque.  
Cet apprentissage des relations dans la famille participe à la construction de l’individu et à la manière dont il tissera des liens dans la société. Dans une fratrie, chacun a une place et remplit un rôle dans les interactions familiales : des prérogatives d’aîné ou de petit dernier existent mais ne sont pas systématiques. Toutefois chaque enfant va jouer son rôle, ou sa partition dans l’orchestre familial. Une famille fonctionne avec une répartition tacite de rôles parentaux et fraternels ; quand un membre de la famille vit quelque chose de difficile, maladie, accident… C’est chaque membre de la famille qui s’en trouve affecté, bien que différemment. Quand un membre de la famille décède, c’est tout l’équilibre de la famille qui est perturbé ; souvent, quelques temps après le décès, le rôle abandonné par le défunt sera pris par une autre personne afin de tenter de rétablir l’équilibre antérieur ; quand un parent décède il arrive qu’un enfant cherche à remplacer le papa ou la maman décédé auprès du conjoint survivant. Quand un enfant décède, un frère ou une sœur peut tenter de combler le vide en manifestant un autre comportement, cherchant à compenser l’absence ou s’obligeant à faire ce qu’il imagine que le défunt ferait s’il était vivant. La perte d’un frère ou d’une sœur affecte profondément ceux qui la vivent, et la manière dont ils vivront cet événement en tant qu’individu, et individu dans une famille, orientera la plupart de leurs choix de vie : vie relationnelle, rapport aux autres, choix de métier. Certains se sentent investi d’un devoir de faire vivre le mort au travers de ces choix, ce qui les amène à vivre la vie d’un autre au lieu de la leur.  

La mort éveille le sentiment de culpabilité, surtout quand la rivalité et la jalousie ont été très fortes ; le désir, conscient ou inconscient, que ce frère, cette sœur, n’existe pas ou disparaisse a été présent à un moment ou l’autre de conflit dans toute fratrie normalement constituée. Il demeure inconsciemment une crainte superstitieuse du mort, ce qui amène à l’idéaliser, peut-être pour conjurer sa vindicte. L’endeuillé fait du défunt un modèle inaccessible ; certains estiment qu’ils auraient dû mourir à sa place, se dévalorisant par rapport à lui. Le décès d’un frère ou une sœur entraîne un changement profond dans la famille et pour chacun des membres survivants, la période de confusion qui suit va amener des modifications dans la personnalité de chacun et la réorganisation des relations familiales.  
La difficulté que rencontrent les frères et sœurs endeuillés est que l’attention de notre société se porte sur la mère et le père, déniant la souffrance de la fratrie. Les enfants survivants vont aider eux-mêmes leurs parents, les protégeant, et porter solitairement et silencieusement leur propre souffrance ; ils prennent en charge le fardeau des parents par amour, et tentent de les faire vivre.  
Si les parents s’abîment et s’isolent trop longtemps dans le chagrin, les enfants survivants risquent de vivre comme un abandon, en plus de la perte de leur frère ou sœur. Si les grand-parents, les amis, les voisins, les copains et les enseignants sont présents et offrent l’écoute et l’aide que les parents ne sont pas en mesure d’apporter, au moment du décès et encore bien après, les frères et sœurs seront capables de construire leur vie en intégrant la perte dans leur expérience. La mort a existé en même temps que la vie, elle est inhérente à la vie. Et de tout temps l’homme y a fait face ; surmonter l’épreuve est plus facile quand c’est vécu dans une communication ouverte et des sentiments chaleureux.  
L’impossibilité de parler de ce qui s’est passé et de ce que l’on ressent, l’interdiction de pouvoir partager les moments d’émotion risquent de figer la communication. Les non-dits, la répression des mouvements émotionnels créent un isolement et un sentiment de solitude. Ces stratégies d’évitement entraînent une souffrance encore plus grande que la souffrance du deuil qui travaille en nous, elles entraînent le risque d’une sorte d’enkystement de la souffrance. Le non-dit peut devenir mal-dit, et deviendra secret à la génération suivante, puis mémoire psychique.  
Pouvoir parler du défunt et de la mort, partager les larmes, la révolte ou l’angoisse rapproche les membres de la communauté et permet à chacun d’intégrer cette perte et de renforcer les liens affectifs. La famille pourra alors trouver un autre équilibre, en honorant la mémoire du mort et en célébrant la vie qui est là, et l’amour des vivants.  

Danielle Colas-Idelman.


Troisième article : Pertes, deuils...

Les pertes, les séparations, sont comme des fractures, des déchirures du cœur et de l’âme. Pourtant la vie est faite de pertes et séparations. Nous nous séparons du ventre maternel, nous partons à l’école, nous allons en colonie de vacances, nous quittons la maison, nous tombons en amour et parfois nous séparons, nous déménageons, nous perdons notre carte bleue ou brisons le vase de chine…, c’est ni bien, ni mal, c’est normal, ça fait partie de la vie. Nous sommes amenés à perdre tout ce que nous possédons ; notre jeunesse, nos rêves aussi disparaîtront ; même notre condition de vivant est éphémère, comme les biens. Tout est provisoire. Un proverbe juif dit : "Si tu danses à de nombreux mariages, tu pleureras à de nombreux enterrements", si nous assistons à de nombreux commencements, nous verrons de nombreuses fins, plus vous avez de famille et d’amis, plus vous connaîtrez de deuils !

La souffrance entraînée par une perte vient de l’attachement. L’attachement n’est pas l’amour ; c’est un lien physique ou affectif ou symbolique ou de devoir ou d’intérêt ou de dévouement qui nous relie à une personne, un objet, ou une idée, comme la chaîne qui attache le chien à sa niche. Lors d’une perte, la rupture du lien d’attachement peut être vécue comme une amputation, un arrachement ; une période plus ou moins longue va s’installer de confusion, de perturbations émotionnelles et mentales, liées au changement amené par la perte ou la séparation. Certaines personnes parlent d’explosion ou d’implosion ou d’éclatement, les rapports à soi-même et aux autres étant bouleversés ; la vie psychique est désorganisée : c’est le deuil, processus d’adaptation aux pertes et aux séparations. Ce processus de guérison n’est pas linéaire, ni rapide, ni facile ; il ressemble aux montagnes russes, nous faisant passer d’un moment paisible à une plus grande souffrance…
Les émotions sont des réactions qui impliquent le corps et le mental, et entraînent des comportements. L’information d’un événement ou d’une situation nous parvient par nos sens qui la transmettent par voie nerveuse au cerveau. Cette information est traitée pour son contenu par le cortex, puis est décryptée par le système limbique, selon les expériences passées, comme agréable ou menaçante. Selon le décodage par la mémoire limbique, le système neuro-endocrinien va déclencher la réponse adaptée à cette information : peur, colère, tristesse, joie…etc. Ces réactions sont innées, elles participent à notre système biologique d’adaptation aux changements, pour notre survie. Leurs manifestations comportementales, crier, sauter de joie ou pleurer sont souvent jugées comme dérangeantes dans notre société, ce qui nous amène à apprendre à les réprimer, ou les refouler.
La mémoire émotionnelle, c’est-à-dire la mémoire du vécu et non des événements déclencheurs, se situe dans notre système limbique, mais aussi dans tout le corps : dans les muscles, dans les os, dans nos cellules, c’est une mémoire inconsciente. Notre vécu émotionnel "sculpte" notre corps et conditionne le mental. Il peut arriver que les maux se substituent aux mots pour exprimer l’indicible.
Nos pensées ont une influence sur nos états émotionnels, d’autre part une pensée (par exemple, croire qu’il arrivé quelque chose à quelqu’un qui est en retard) suffit à accélérer les rythmes cardiaque et respiratoire, nous faire transpirer, pâlir ou rougir, et déclencher les réflexes de lutte ou de fuite…
En s’identifiant aux émotions, on prend le risque d’être dominé par elles. En les refoulant, nous les renforçons.
L’expression émotionnelle et la mise à jour de nos pensées-croyances, de nos représentations, libère notre corps et notre énergie. Marie Balmary dit de la colère qu’elle "peut être un bon guide pour peu, non qu’on lui obéisse, mais qu’on l’interroge". (1)
Réprimer est un poison pour le corps, exprimer libère, à condition de le faire en sécurité, et de ne pas s’attacher aux mémoires retrouvées mais plutôt de lâcher prise, mieux se connaître, pour construire un présent et un futur plus libres.
Bien souvent nous refusons d’entrer dans ce tunnel inquiétant qu’est le deuil, pour éviter la souffrance. D’autre part, notre société préfère qu’on "oublie" bien vite, comme si c’était possible ! Si nos manifestations de souffrance sont trop visibles, elles nous sont reprochées et le conseil de "tourner la page" est souvent donné ; si nous faisons face courageusement en essayant de ne pas encombrer les autres de notre chagrin, alors nous sommes soupçonnés d’indifférence et d’oubli… Ces réactions de l’entourage n’aident pas à faire son deuil. Pourtant, seuls ceux qui entrent dans ce passage étroit, ce tunnel sombre, pourront en sortir ; aucun raccourci n’est prévu.
Cela vient spontanément quand on est suffisamment fort pour affronter ses sentiments. Les deuils non élaborés nous rattrapent toujours : au travers d’une autre perte, même insignifiante , qui nous déséquilibre. Des personnes "fortes" peuvent vivre de nombreuses pertes en donnant l’apparence de les surmonter… et craquer au refus de promotion ou à la mort du petit chat. Dans les générations de nos grands-parents qui ont vécu la disparition de mari ou frère ou père à la guerre, où les femmes perdaient de nombreux enfants à la naissance ou dans la petite enfance, la difficulté de l’existence ne laissait pas de place pour le deuil. Dans nos maisons de retraite, beaucoup de vieilles dames pleurent en racontant la mort d’un enfant, ce dont elles n’avaient pas parlé depuis 75 ans…

A l’issue de cette période de bouleversement, survient "le détachement", mot très difficile à accepter car étant souvent confondu avec l’oubli. Le détachement, c’est pouvoir penser à la personne décédée sans avoir mal ; c’est pouvoir se souvenir et aimer sans souffrir ; c’est intégrer dans notre existence le souvenir de ce qui a été vécu avec cette personne.
La vie psychique se réorganise alors dans une structure complètement différente : nous sommes une autre personne qu’avant la déchirure ; la personnalité est fondamentalement modifiée : on ne sera plus jamais "comme avant". A ce moment, nous pouvons réinvestir dans la vie, souvent avec un regard changé sur le monde…et sur soi. Si des personnes sont anéanties par une perte, nombreuses sont celles qui bien plus tard reconnaissent que cette douloureuse expérience leur a ouvert les yeux sur la beauté de la vie, sur sa précarité qui rend chaque moment si important, et l’amour sans attachement, c’est à dire inconditionnel. L’amour reçu et l’amour donné ne peuvent être perdus.
C’est un changement venu de l’extérieur, une perte, qui a provoqué toute ces tourments, c’est le changement à l’intérieur de soi, par l’intégration de la perte, qui donne le goût de vivre.
La perte, et le deuil qui s’en suit, est une sorte d’initiation à une vie pleine et des relations authentiques, de "droit de passage" au travers des épreuves de la vie.

Danielle Colas-Idelman.

-1 : cité dans : "A l’aube du huitième jour…Capucine" de Dominique Davous (Éd. l’Harmattan).


Quatrième article : Questions à Danielle Colas-Idelman.

Journal Frères et Sœurs : Nous avons l’exemple de deux personnes, qui ont souhaité contacter notre groupe : une personne perd son frère d’infarctus après plusieurs dizaines d’années d’existence commune ; une autre perd dans son enfance une petite sœur qui décède de mort subite du nourrisson à l’âge d’un mois… et dans les deux situations, une souffrance qui perdure. Pourquoi ce lien fraternel si fort ?

Danielle COLAS-IDELMAN : La fraternité ne tient pas seulement du lien de sang, ni du fait de partager une vie commune avec les autres membres de la famille. Bien sûr, frères et sœurs ont partagé le même utérus, même si ce n’est pas en même temps. Il y a un héritage biologique et aussi des transmissions d’information et de mémoires transgénérationnelles. Les liens psychiques sont forts entre frères et sœurs. L’attachement n’est pas dépendant du temps passé avec une personne, mais du lien qui les unit.
La perte d’un être jeune, nouveau-né ou enfant, bouleverse profondément le système familial : au-delà de ce qu’il était, il représentait des rêves, des projections, des espoirs. Un bébé organise le fonctionnement de la famille autour de lui, et sa présence est déjà fortement émotionnelle parce que chargée d’affectivité. Sa dépendance pour la survie le met dans un mode de relation fusionnel. La mort inopinée touche aux attentes, aux projets, vient annuler le futur imaginaire.

J. F.et S. : Quelle est la place des rites dans le deuil ?

D.C.-I. : La fonction des rituels funéraires est de ramener les survivants (famille, amis) en contact intime avec le mort ; le rituel aide ces personnes à mettre un terme à leur relation avec le mort, pour continuer dans la vie. Les cérémonies, célébrations, témoignages sont des supports à l’élaboration du deuil. Dans notre société la rationalité, la perte du sens du sacré et du divin, l’individualisme et le matérialisme, ne laissent de place ni aux questions, ni aux rituels.
Ont disparu aussi les rituels de passage d’un âge à l’autre, les cérémonies et épreuves initiatiques, les contes mythiques sur le sens de la vie et de la mort. Tout ceci tend à déshumaniser l’individu, en l’éloignant de lui-même.
Bien que chacun se pose intimement la question sur le devenir du mort (Où est-il maintenant ? Me voit-il ? Est-ce qu’il m’en veut ? …), rares sont ceux qui expriment ce questionnement par peur du jugement sur leur intégrité mentale. Se poser des questions sur le devenir du mort sous-entend le considérer comme vivant, mort-vivant, et cela n’est en rien pathologique, cela fait partie du travail de deuil et d’élaboration du lien relationnel toujours existant mais modifié par l’absence physique.
Certaines cultures véhiculent des croyances sur ce qui arrive aux êtres humains après leur décès ; elles favorisent de faire la paix avec le mort puisqu’elles permettent un échange avec le mort, où le mort reconnaît le vivant et lui pardonne s’il y a lieu. L’aspect positif du mort-vivant est qu’il peut intercéder auprès de Dieu au nom des vivants : on trouve ici un espace où peuvent se régler les conflits non résolus, les sentiments de culpabilité, les regrets et les reproches.
J’ai souvenir d’un article de Tobie Nathan sur le deuil dans une population africaine : le mode de vie y est communautaire, les huttes familiales se trouvant dans l’enceinte qui clôt le village. Il y a un territoire tribal dedans, et le dehors, territoire d’élevage ou de chasse. Quand quelqu’un meurt, il est enterré à l’intérieur du village, en dedans de la clôture, avec un certain nombre d’objets personnels, d’offrandes et de nourriture (pour survivre dans le monde des morts) . Pendant un temps, des cérémonies, des rituels vont se succéder, où les vivants de la famille et ceux de la communauté vont exprimer toutes sortes de sentiments par des danses et des peintures, s’adressant au mort pour régler les situations inachevées ou générées par le décès, par toutes sortes de manifestations et négociations. Les sorciers, connaisseurs des mystères de la vie et de la mort, sont des intermédiaires entre les deux mondes et déterminent quand le mort peut passer du statut de ‘mort-vivant’ à ‘mort-mort’. Alors les restes du cadavre sont exhumés, transportés au-delà de l’enceinte et enterrés au loin dans la forêt, et les survivants peuvent sortir du deuil (il n’y a plus de devoirs vis à vis du mort) et reprendre le cours de leur vie.
Voilà qui manifeste la différence entre la mort, la période de deuil et la reprise de la vie.
Chez nous, le deuil est considéré comme une expérience individuelle, de courte durée, devant être vécue dans la dignité, terme trompeur pour nommer la répression et le refoulement des émotions et l’isolement dans lequel cette situation met l’endeuillé. Cela fait de l’endeuillé un exclu, un vivant-mort ! A nous de substituer au rituel d’isolement un rituel de partage, d’expression, de réintégration de la mort comme manifestation de la vie.

J. F. et S. : Quelle mémoire garder de notre frère ou notre sœur afin de pouvoir continuer à vivre ?

D.C.-I. : Faire le deuil est faire la différence entre le mort et le vivant. Le frère, la sœur, sont physiquement morts. Le lien affectif demeure, même s’il nécessite des aménagements ; c’est un travail intérieur à faire pour trouver la paix avec eux, un travail sur nos sentiments, nos attentes et nos représentations, c’est nous qui continuons à les faire vivre -ou non- à l’intérieur de nous et nous avons le choix des scénarios.


J. F. et S. : Comment être à l’aise avec nos enfants ou futurs enfants pour expliquer la mort et parler de ce deuil de cet oncle ou cette tante inconnus ?

D. C.-I. : Quelle histoire raconter au petit ? Elle doit être fondamentalement vraie dans les faits, la cause du décès, et l’adulte qui raconte se doit d’être vrai avec lui-même, c’est de lui et de son deuil qu’il parle ; lorsque les enfants grandiront et poseront des questions sur ce passé, ils recevront le même récit cohérent de chacun.
Parler vrai demande aussi de s’adapter à l’âge de l’enfant et sa capacité à comprendre : la trame de base, mais pas tous les détails qui pourront être dits plus tard, quand ils sera en âge de comprendre : ils n’ont pas toutes les capacités cognitives pour comprendre les situations impliquant la mort. Parlez surtout de vos sentiments, ceux du passé et ceux d’aujourd’hui.
Cela peut se faire sous forme de témoignage : à partir d’une photo, d’un événement, d’une date anniversaire, il vous prend l’envie d’en parler. Faites le en "message JE" : "Quand j’étais petit, j’avais un frère ou une sœur, qui s’appelait, qui faisait… je m’entendais bien ou pas bien avec, et quand ceci est arrivé (la maladie, l’accident, le suicide, le décès) cela m’a fait ceci et cela, et aujourd’hui je pense à lui … Utilisez des mots simples et vrais, concernant la mort il n’y a que deux mots vrais pour en parler : décédé et mort . Et non pas perdu (parce qu’on pourrait alors chercher et retrouver), pas disparu (parce que le soleil, lui, peut réapparaître), pas endormi (parce qu’il ne se réveillera pas), pas au ciel (que l’enfant regardera avec inquiétude, prenant les orages comme manifestations du mort)…Si l’adulte peut vivre ouvertement l’évolution du processus de deuil, les enfants se sentiront aussi autorisés à vivre leur peine, ils apprennent que la perte fait partie de la vie et que le chagrin est un sentiment normal.

J. F. et S. : Peut-on arriver à la sérénité dans un deuil ? Comment ?

D. C.-I. : La sérénité est un état intérieur, elle ne dépend que de nous.
Pour y parvenir, faut-il avoir ‘fait le deuil’ ou laissé le deuil se faire en soi, affaire de temps et d’espace pour absorber le fait de la perte. Avoir exprimé ses émotions, ses sentiments, avoir réglé les situations interrompues par le décès, avoir trouvé une autre manière de vivre avec cette perte. Il ne s’agit pas de ‘renoncer’ qui est un effort volontaire, mais d’aban-donner, donner à l’autre et à soi-même la liberté d’être. Il s’agit de laisser partir la souffrance, de ne pas s’y attacher : aucun mort –s’ils sont vivants ?- ne vous demande de souffrir pour lui et de vous empêcher de vivre.

J. F. et S. : Comment avez-vous vécu votre participation dans ce journal ?

D. C.-I. :
Appréciant la démarche du Journal des frères et sœurs, du site et d’écoute de Jonathan Pierres Vivantes, c’est une satisfaction de pouvoir y contribuer ;votre demande m’a honorée. Sachez pourtant que je connais encore l’angoisse de la page blanche (devenue écran), et la crainte de ne pas être explicite, ce qui fait que chaque article a été laborieux et m’a mis dans un état de stress qui altère mon humeur !

J. F. et S. : Qu’aimeriez-vous dire en conclusion à nos lecteurs ?
D. C.-I. : Célébrez l’existence. Gardez votre capacité de créer, de vous émerveiller, d’aimer ce qui est.
" Vous ne pouvez pas choisir comment vous allez mourir, ni quand, vous pouvez seulement décider de la façon dont vous vivez maintenant. " (Joan Baez)



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